AGUTTES - Renaissance d'un chef-d'œuvre

jeudi 14 novembre 2019
À l’occasion des célébrations du 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, la maison de ventes Aguttes proposera aux enchères une œuvre majeure de l’élève principal du génie italien, Bernardino LUINI (v.1480-1532). Cette huile sur panneau représentant la Vierge à l’Enfant avec Saint Georges et un ange musicien, sera présentée le 14 novembre à Drouot.

Cette œuvre n’est pas inconnue du marché de l’art. Elle a été acquise à Londres il y a deux ans par son propriétaire actuel, un collectionneur vivant en Allemagne, alors qu’elle faisait partie de la collection de Sir Francis Cook, l’une des plus importantes collections d’Angleterre rassemblée au XIXe siècle.

Ce qui est méconnu en revanche est l’ampleur des découvertes faites depuis cette acquisition. Celles-ci révèlent combien l’oeuvre constitue l’une des productions majeures du peintre que se disputaient les dignitaires lombards de la fin du XVe et du début du XVIe siècle.

 
BERNARDINO LUINI (~1481-1532)
Vierge à l'Enfant avec saint Georges et un ange musicien
Huile sur panneau
103.5 x 79.5 cm
Estimation : 1 800 000 - 2 000 000 €

 
LORSQUE LE SALVATOR MUNDI ÉTAIT ATTRIBUÉ À LUINI

La première provenance connue de la Vierge à l’Enfant avec Saint Georges et un ange musicien est celle de la collection de Sir Francis Cook (1817-1901), 1er Baronnet et Vicomte de Monserrate, l’un des plus grands collectionneurs anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Cook était directeur de l’une des plus importantes firmes commerciales d’Angleterre et ce grand amateur de peinture commença à collectionner dans les années 1840. Il constitue néanmoins le noyau de sa collection – les écoles italiennes – entre 1860 et 1890, lorsqu’il s’appuie, dès 1869, sur les conseils de Sir Charles Robinson (1824-1913). Robinson est le conservateur des galeries de peintures de la reine Victoria et l’ancien directeur du département des peintures du South Kensington Museum – actuel Victoria & Albert Museum.

C’est dans ce contexte que la Vierge à l’Enfant avec Saint Georges et un ange musicien rejoint les cimaises de Doughty House à Richmond, aux côtés de tableaux signés Fra Angelico, Filippo Lippi, Sandro Botticelli, Andrea del Sarto, etc., ou encore le Salvator Mundi, attribué lors de son achat auprès de Sir Robinson à Bernardino Luini, attribution de nouveau récemment suggérée. 

En 1913, Herbert Cook – 3e baronnet, petitfils de Francis, historien de l’art et mécène de la National Portrait Gallery de Londres – publie avec Tancred Borenius, le catalogue de la collection en exemplaires limités. Ils consacrent une double page au tableau de Luini, l’illustrent d’une grande reproduction et d’un long commentaire descriptif. L’ouvrage nous apprend que la Vierge à l’Enfant de Luini était accrochée dans la Long Gallery de peintures, où pouvaient être admirés les chefs-d’œuvre de la collection.

LE PEINTRE MILANAIS LE PLUS CONNU DE SON TEMPS

Au XVIe siècle, Luini est le peintre milanais le plus célèbre de son temps. Né aux alentours de 1480 à Dumenza, il arrive à Milan en 1500 en tant qu’apprenti. L’artiste quitte la ville en 1504 pour y revenir trois ans plus tard, lorsqu’il réalise le maître-autel représentant la Vierge à l’Enfant entourée de Saint Augustin et Sainte Marguerite, désormais conservé au musée Jacquemart-André à Paris.

Au début de sa carrière, Luini est connu en Lombardie comme un excellent fresquiste. Les commandes qu’il reçoit l’amènent à réaliser des œuvres monumentales, à Milan, à Saronno (commande publique de la ville pour le Santuario della Beata Vergine dei Miracoli), à Lugano (Santa Maria degli Angioli) et dans bien d’autres lieux de la région.

Lorsque Léonard de Vinci travaille à Milan de 1482 à 1499, puis surtout à partir de 1504 jusqu’à son départ pour la France, Luini et son contemporain Giovanni Antonio Boltraffio (1467-1516), sont ses meilleurs élèves et assistants. L’influence du maître dans l’œuvre de Luini est souvent présente, notamment dans l’emploi du sfumato ainsi que dans la composition de ses peintures de chevalet, à l’instar de La Vierge à l’Enfant avec Saint-Jean Baptiste (v. 1510 ; National Gallery de Londres). De cet apprentissage auprès de Léonard de Vinci et de ses travaux de fresquiste, Luini adopte son propre style qui trouve son expression la plus aboutie dans ses tableaux de chevalet. Dans des œuvres telles que Le Sommeil de l’Enfant Jésus (musée du Louvre), on identifie les traits léonardesques qui caractérisent la Vierge et dont émanent dignité et tendresse maternelle. Les couleurs éclatantes en revanche, sont typiques des fresques du coloriste.

La quantité de commandes auxquelles répond Luini témoigne de sa popularité. Ses principaux chefs d’œuvre sont réalisés à la demande de grandes familles italiennes de l’époque, telle la famille Calvi de Menaggio qui commanda certainement La Vierge à l’Enfant avec un ange, dite Madone de Menaggio. Ce panneau a probablement été conçu vers 1520-1530 pour l’autel Sant’Andrea de l’église de Menaggio, près de Côme. L’œuvre rejoint ensuite les collections du musée du Louvre en 1914, lorsque la marquise Arconati-Visconti en fait don au musée. Le prestige de Luini est également illustré par la provenance de son œuvre Le Sommeil de l’Enfant Jésus, accrochée aujourd’hui dans la Grande Galerie du Louvre. Ce tableau a été offert en guise de cadeau diplomatique au roi Louis XIV, en 1664, par le Pape Alexandre VII par l’intermédiaire de son légat, le cardinal Fabio Chigi.

LA RENAISSANCE D’UN CHEF-D’ŒUVRE

La Vierge à l’Enfant entourée de Saint Georges et d’un ange musicien présenté aujourd'hui a subi plusieurs campagnes de restaurations au fil du temps, comme il est courant pour les tableaux d’un demi millénaire.

Une restauration datant de 1898 et réalisée par Signor Cavenaghi à Milan est mentionnée dans le catalogue Cook. Une autre a certainement eu lieu au XXe siècle, tandis qu’une dernière, très récente, date d’il y a environ une décennie. Celle-ci avait couvert le tableau de repeints grossiers qui figeaient les visages et d’un vernis jauni qui altérait les coloris d’origine.

Lorsque nous avons découvert le tableau, son effet était loin de provoquer l’émotion que peut susciter une œuvre aussi importante de la Renaissance. La campagne de restauration entreprise aujourd’hui a consisté à retirer entièrement la retouche la plus récente, à alléger le vernis et à nettoyer partiellement la seconde couche de restauration. 
Les retouches ont consisté à combler les manques dus à des usures ponctuelles, sans déborder afin de laisser la couche picturale d’origine la plus visible possible et en veillant à ne pas surinterpréter l’œuvre de l’artiste. Un liant a été utilisé afin d’assurer la réversibilité de la restauration. 
Ce nettoyage a permis de dévoiler la beauté de la peinture : les modelés typiques de Luini se sont révélés dans les chairs, les couleurs vives des vêtements, telles le rose, le bleu et l’orange du manteau de la Vierge, ont retrouvé leur éclat. 
Sous les couches de restauration, la redécouverte la plus importante réside en le visage de Jésus. La texture transparente de la peau, le réalisme de la chair et la douceur du regard ont été mis au jour. 

UNE ŒUVRE MATURE : INFLUENCES ET LIBERTÉS D’UN ARTISTE PHARE DE LA RENAISSANCE

La Vierge à l’Enfant, entourée de Saint Georges et d’un ange musicien est un sujet répertorié dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine. Cet ouvrage rédigé en latin entre 1261 et 1266 raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints.

Ici, Luini a représenté la scène de manière complexe et originale : la composition resserrée, qui compte quatre personnages et deux animaux, concentre  l’œil du spectateur sur l’échange central, fortement symbolique, entre Saint Georges et l’Enfant. Le dynamisme du tableau réside en la dimension narrative de la scène. Il est en cela très original. En effet, l’imagerie « habituelle » de Saint Georges le montre en pleine action, abattant le dragon, tel qu’on le voit dans le Saint Georges et le dragon de Sodoma (1477-1549) qui appartenait également à Sir Francis Cook (National Gallery of Art de Washington). Dans notre tableau, le dragon a déjà été abattu : à l’arrière-plan, le spectateur peut distinguer le corps acéphale gisant à terre, près du cheval blanc. Au premier plan, l’entrelac des mains illustre quatre actions : Saint Georges donne la tête du monstre à Jésus ; Jésus la pointe du doigt en signe d’acceptation ; il lui remet en échange la palme divine de la victoire ; que reçoit alors Saint Georges. La scène symbolise la résolution du combat entre le Saint et le dragon, le triomphe du Bien sur le Mal, clé de la foi chrétienne.

Les plantes, décrites avec une précision quasi-scientifique, sont riches d’interprétations. Souvent caractéristiques de la végétation du Nord de l’Italie et de la Lombardie, elles symbolisent également différents épisodes de la vie du Christ et diverses qualités de la Vierge. La même végétation apparait d’ailleurs dans le tableau de la Vierge et l’Enfant, dite Madone de Menaggio
Datable vers la fin de la carrière de Luini, notre tableau peut être interprété comme une synthèse des styles qu’il absorbe et fait siens. De l’influence de Léonard de Vinci, on retrouve la ville imaginaire dans un paysage montagneux, sous un ciel bleu, l’expression gracieuse de la Vierge, ses cheveux auburn aux boucles élégantes qui rappellent inévitablement les figures féminines du maître, le subtil jeu d’ombre et de lumière, appelé sfumato et dont Vinci se fit le spécialiste, ou encore la texture lumineuse et légère des chairs, la transparence de la peau, plus vraie que nature. En revanche, la palette  composée de couleurs fraîches et vives est tirée de sa pratique de fresquiste, tout comme le caractère sentimental plus appuyé des personnages, qui contribua certainement en son temps à la grande popularité de l’artiste.
La réputation de Luini était telle qu’il existe trois copies de ce tableau. L’une, du XVIe siècle, est conservée dans l’église paroissiale de Masnago près de Varese. Une autre, en mains privées, fut vendue en 1988 à Monaco, tandis que la dernière se trouve au musée d’art de Bucarest. Si la composition est copiée à l’identique, une grande différence subsiste dans la qualité de la peinture entre ces copies et l’exceptionnelle œuvre de Luini ici présentée.

POURQUOI, ALORS QU’IL EST INCONTOURNABLE, BERNARDINO LUINI A-T-IL ÉTÉ OUBLIÉ ?

Si peu d’éléments sont connus sur sa vie et sur le déroulement de sa carrière, l’oubli dont il fut l’objet est dû à une erreur commise par Giorgio Vasari (1511-1574), le biographe des peintres importants, qui l’appelle « di Lupino » dans son ouvrage Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1550. L’auteur le caractérise comme un peintre « éminemment délicat, vague et honnête dans ses figures » qui « vaut aussi bien dans la peinture à l’huile qu’en fresque, et il fut une personne très courtoise et au service de son art; c’est pour cela justement que ces louanges lui conviennent et qu’il mérite quelque artifice qui, avec l’ornement de la courtoisie, fasse resplendir l’oeuvre de sa vie autant que l’œuvre d’art ». Au XIXe siècle, lorsque le malentendu est dissipé, l’éloge de Vasari vaut à Luini le surnom de « Raphaël de Lombardie ». 

Par la suite, nombre de ses oeuvres furent attribuées à Léonard de Vinci, avant de lui être rendues grâce aux recherches menées en histoire de l’art. C’est notamment le cas du Christ parmi les médecins conservé à la National Gallery de Londres, rendu à Bernardino Luini lors de son acquisition par le musée.

L’artiste fut également remis en lumière au XIXe siècle, lorsque les grands auteurs de l’Europe romantique, notamment Stendhal, recommandèrent à leur public d’aller voir les fresques de Luini à Saronno  pour « dire adieu à la belle peinture d’Italie ». Dans le catalogue de la collection Cook, que publient  Herbert Cook et Tancred Borenius en 1913, ce dernier dit, à propos de l’artiste italien : « Luini a un véritable sens de la beauté et dans certaines de ses  premières œuvres, il exerce une grande fascination par son tempérament gai et aimable et son invention poétique ».

En 2014, une exposition majeure appelée « Bernardino Luini e i suoi figli » lui est consacrée au Palazzo Reale de Milan. Mais c’est surtout la vente spectaculaire en 2017, du Salvator Mundi adjugé plus de 450 millions de dollars qui replace Bernardino Luini sous le feu des projecteurs, puisque l’œuvre la plus chère du monde était initialement attribuée à Luini.

 

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Vente : jeudi 14 novembre 2019
Salle 6 - Hôtel Drouot - 9, rue Drouot 75009 Paris, France
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Aguttes
Tél. 01.47.45.55.55